Rodrigue Bélanger

Les Tas: Édition revue et augmentée
Exposition du 9 au 30 mars 2011
Vernissage le mercredi 9 mars à 17h.

J’aimerais vous partager une expérience. C’est ma façon de lessiver la trace du mal qui m’a si douloureusement affligé. Je l’avoue d’emblée: la photographie a exacerbé en moi un caractère névrotique latent… Ça a commencé par une douce manie qui me faisait m’attacher de façon obsessive aux spécifications techniques des équipements photographiques. La qualité des objectifs monopolisait mon attention au point d’en oublier ce envers quoi ils étaient destinés. J’avais l’impression qu’à défaut d’inspiration, je pouvais au moins compter sur leur pouvoir résolvant pour traquer le plus infime détail de ce monde et ainsi actualiser la vérité en image. La résolution/fidélité absolue est devenue pour moi un pur idéal logeant auprès des augustes formes de Platon. Heureusement que le revendeur autorisé, véritable alchimiste, était là pour transmuter mon désir d’absolu en désir de technologies à la fine pointe de l’art. À partir des recommandations du détaillant, j’ai purifié ma foi au creuset de la matérialité du monde. Je me suis acheté LA référence en termes d’appareil photo moyen format de haute qualité. Je l’ai surnommé Hans pour les besoins de cet article. Avec Hans en bandoulière, je me sentais paré d’un puissant gris-gris qui garantissait mon invulnérabilité. Par contre, il est vite devenu une grande source de tracas...Ayant dépensé toutes mes économies pour acheter ce bijou, je n’avais plus d’argent pour me procurer le sac destiné à le contenir. Comme dans l’histoire du portefeuille acheté avec l’argent que l’on voulait y ranger. J’avais honte de le trimballer dans un sac à dos élimé, avec son fond parsemé de miettes. Quel blasphème. De plus, je n’avais pas de voiture; je me déplaçais à l’aide d’un vieux vélo, même l’hiver. J’ai tout de suite senti qu’il y avait là un problème: si Hans avait pu parler, il se serait certainement insurgé à la vue de ma vieille bécane est-européenne. Hans et sa filiation allemande bourgeoise contre mon vélo polonais socialiste... Cette tension que je somatisais était à son paroxysme. Ça me rappelait le souvenir de cette vieille tante qui m’avait offert un chic manteau de chez Holt Renfrew. Attifé de ce trench-coat, j’avais paradoxalement l’air clodo avec ma tuque de laine et mes bottes Sorel. Ensuite, j’étais tellement obnubilé par la qualité optique de son objectif que je préférais l’admirer pour lui-même à l’exclusion des «imperfections» que j’aurais pu traduire en image. J’étais paralysé, moi qui désirais tant photographier boîtes d’oeufs vides, futons tordus, congères, tas de métaux usés, cheminées d’usines, etc. J’étais ensorcelé et son excellence tenait mon esprit captif. C’est à ce moment-là que la tension qui me minait atteignit son climax. J’en étais malade, même physiquement. Je me rendais à l’évidence : le meilleur n’était donc pas ce qu’il y avait de mieux pour moi. J’ai dû me départir de Hans. Après coup, mon état s’est progressivement amélioré...

L’autre jour, en flânant sur le site de Ebay, mon attention s’est portée vers un appareil moyen format bi-objectif très peu onéreux. L’encan était sur le point de se terminer. Flairant la bonne occasion, je n’ai pu résister: j’ai fait grimper l’encan de 50¢ et suis devenu acquéreur d’un Flexaret de Meopta. Même si je ne la désirais pas spécialement, cette caméra d’origine tchèque partageait au moins des liens de parenté idéologique et historique avec mon vélo polonais. Tous deux avaient été produits dans les années 60 – de façon un peu grossière – sous la férule de régimes communistes et de plans quinquennaux. Cette nouvelle acquisition a parachevé ma guérison en harmonisant mon appareil photo avec mon vélo, mon sac à dos, ma tuque et mes bottes. J’ai maintenant retrouvé la paix. Je me promène en toute quiétude sur ma bécane polonaise avec mon appareil tchèque. Ma thérapie se poursuit : je me suis remis à la lecture de Marx et d’Engels; c’est à travers le prisme idéologique de la lutte des classes que j’ai pu enfin comprendre qui j’étais et ce qui m’animait… -Rodrigue Bélanger

«À la vue de chaque photographie, on constate que le tout résulte d’une opération très méthodique: cadrages uniformes, vues frontales et répétitives, architectures symétriques, facteurs d’échelle régulés. La matière représentée est à l’état, disons-le, «pratico-inerte» : pas de vie, pas de coeur, pas de sens. Du vide et de l’objectivité à l’état pur — comme le sont en général les façades de duplex — mais avec en retour beaucoup, beaucoup de cynisme.»

«En parlant comme Jacques Lacan, on pourrait dire que « le tout des Tas » de Rodrigue Bélanger se révèle être une entreprise artistique sans scrupule, gravement conceptuelle, faussement documentaire et singulièrement actuelle. Tout cela, à la fois. Non pas qu’il s’agisse d’un éloge du vide en photographie, mais de l’annonce qu’une certaine conception de représenter le monde est désormais périmée.» -Copyright © 2010 JimyPaulz

Né à Asbestos, Rodrigue Bélanger vit à Québec. Titulaire d’une maîtrise en arts visuels de l’Université Laval (1999) et d’un baccalauréat en photographie de l’Université Concordia (1994), il a notamment présenté le fruit de ses recherches esthétiques au Centre VU et à la Galerie Le 36 de Québec, ainsi qu’à VOX, et à Quartier Éphémère de Montréal. Il a également participé à des expositions collectives telles Vertiges : Duos photographiques à la Salle Capitulaire de la Cour Mably à Bordeaux. Coordonnateur des Éditions J’ai VU de 2001 à 2008, il est actuellement chargé de cours à l’Université du Québec à Chicoutimi et à l’Université Laval. Sa série de nature typologique intitulée Les Tas est le résultat d’un travail de longue haleine—un work in progress—qui a été diffusée récemment à la GalerieB312 (Montréal) et à VU (Québec). Sa pratique artistique en général se nourrit d’une lecture dyslexique d’Héraclite qui confond toute chose avec son contraire. L’artiste remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec pour son appui. Il remercie également l’Université Laval pour son aide via le programme de bourse de perfectionnement.

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